3.

RICHARD NOUNANE. 51 ANS.

REPRÉSENTANT DES FOURNISSEURS

DE L’ÉQUIPEMENT ÉLECTRONIQUE

AUPRÈS DE LA FILIALE HARMONTAISE

DE L’I.I.C.E.

 

Richard Nounane était assis à sa table en train de dessiner de petits diables sur son énorme bloc-notes. Ce faisant, il souriait avec compassion, hochait sa tête chauve et n’écoutait pas son visiteur. Simplement, il attendait un coup de téléphone, tandis que son visiteur, le docteur Pilman, le sermonnait paresseusement. Ou voulait se convaincre qu’il le sermonnait.

« Nous prendrons tout cela en considération », finit par dire Nounane, ayant terminé son dixième petit diable pour en faire un compte rond et il referma le bloc. « En effet, ça ne va pas du tout… »

Valentin tendit sa main fine et secoua soigneusement la cendre dans le cendrier.

« Que prendrez-vous en considération, au juste ? s’enquit-il poliment.

— Tout ce que vous venez de dire », répondit gaiement Nounane, se rejetant dans son fauteuil. « Tout, jusqu’au dernier mot.

— Et qu’est-ce que je viens de dire ?

— Ce n’est pas important, prononça Nounane. N’importe laquelle de vos paroles sera prise en considération. »

Valentin (le docteur Valentin Pilman, prix Nobel, etc.) était assis devant lui dans un fauteuil profond : petit, élégant, soigné, vêtu d’une veste de daim sans tache, d’un pantalon sans un pli qu’il avait remonté aux genoux avant de s’asseoir, chemise éblouissante, cravate unie, stricte, chaussures étincelantes, petit sourire moqueur sur ses minces lèvres pâles, yeux cachés derrière d’énormes lunettes noires, dure brosse de cheveux au-dessus d’un front large et bas.

« À mon avis, on vous paye un salaire fantastique pour rien, dit-il. De plus, à mon avis vous êtes un saboteur, Dick.

— Ch-chut ! murmura Nounane. Pour l’amour de Dieu, pas si fort.

— En effet, continua Valentin. Ça fait un bon bout de temps que je vous surveille : à mon avis, vous ne travaillez absolument pas…

— Un instant ! » interrompit Nounane, en agitant son doigt rose et potelé. « Comment ça, je ne travaille pas ? Citez-moi au moins une réclamation restée sans suite !

— Je ne sais pas », dit Valentin et il secoua de nouveau la cendre. « On reçoit du bon équipement, on reçoit du mauvais équipement. Plus souvent du bon, mais ce que vous, vous faites là-dedans, je ne sais pas.

— Justement, sans moi ce serait moins souvent du bon équipement, protesta Nounane. En outre, vous autres, savants, vous passez votre temps à gâcher le bon équipement et puis vous faites des réclamations, et qui est-ce qui vous couvre alors ? Par exemple… »

Le téléphone sonna et Nounane, oubliant aussitôt Valentin, saisit l’appareil.

« Monsieur Nounane ? demanda la secrétaire. M. Lemkhen vous demande.

— Passez-le-moi. »

Valentin se leva, mit le mégot dans le cendrier, agita deux doigts près de sa tempe en guise d’adieu et sortit : petit, droit, bien proportionné.

« Monsieur Nounane ? » Une voix lente et familière retentit dans l’appareil.

« Je vous écoute.

— Il n’est pas facile de vous joindre au bureau, monsieur Nounane.

— Nous avons reçu une nouvelle série de…

— Oui, je suis déjà au courant. Monsieur Nounane, je suis venu pour peu de temps. Il y a quelques questions que je voudrais discuter avec vous en tête à tête. Je parle des derniers contrats de Mitsubishi Densi. Côté juridique.

— Je suis à votre service.

— Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dans une demi-heure environ dans nos bureaux. Cela vous arrange ?

— Parfaitement. Dans trente minutes. »

Richard Nounane raccrocha, se leva et, en frottant ses mains potelées, se promena dans son bureau. Il se mit même à fredonner un air à la mode, mais fit un couac et rit gentiment de lui-même. Puis il prit son chapeau, jeta son imperméable sur son bras et passa dans la salle d’attente.

« Mon petit, déclara-t-il à sa secrétaire, je vais m’occuper de clients. Restez et mettez sous vos ordres la garnison, protégez bien la forteresse, comme on dit et moi, je vous apporterai un chocolat. »

La secrétaire s’épanouit. Nounane lui envoya un baiser et roula le long des couloirs de l’Institut. Plusieurs personnes essayèrent de l’attraper par le pan de sa veste, mais il s’esquivait, répondait par des plaisanteries, demandait qu’on garde les positions le temps de son absence, qu’on veille aux points de tir, qu’on ne s’énerve pas et, à la fin des fins, sans que quelqu’un pût l’attraper, il sortit de l’immeuble en roulant bord sur bord et agita d’un geste familier sous le nez du sergent de service son laissez passer replié.

Des nuages bas surplombaient la ville, il faisait lourd, les premières gouttes incertaines s’écrasaient en petites étoiles noires sur l’asphalte. Nounane trottina le long de la file des voitures vers sa Peugeot, plongea dedans et, en arrachant l’imperméable de sur sa tête, le jeta sur le siège arrière. Il extirpa de la poche latérale de sa veste le bâtonnet noir de la batterie, l’inséra dans la prise d’alimentation et du pouce, l’enfonça jusqu’au déclic. Puis, en se trémoussant, il s’installa plus confortablement au volant et appuya sur la pédale. La Peugeot roula sans bruit au milieu de la rue et fila vers la sortie de l’avant-Zone.

La pluie tomba soudain, d’un seul coup, comme si quelqu’un au ciel avait renversé une bassine pleine d’eau. Le pavé devint glissant, la voiture dérapait aux tournants. Nounane brancha les essuie-glaces et ralentit. Ainsi, le rapport est arrivé à sa destination, pensait-il. Maintenant on va entendre des compliments. Eh bien, je ne suis pas contre. J’aime quand on me fait des compliments. Surtout quand c’est M. Lemkhen en personne qui les fait, avec un effort sur lui-même. C’est étrange, pourquoi aimons-nous les compliments ? Ils ne donnent pourtant pas d’argent en plus. La gloire ? Quelle gloire ? « Il est devenu célèbre : à présent, trois personnes connaissent son existence. » Bon, mettons quatre, sans compter Beylis. Quel drôle d’énergumène est l’homme !… On dirait que nous aimons les louanges en tant que telles. Comme les mômes aiment la glace. Dieu que c’est bête. Comment puis-je me hausser à mes propres yeux ? Je me connais trop bien ! Ce gros vieux Richard H. Nounane ! En fait, qu’est-ce que c’est, ce « H » ? Ce n’est quand même pas à M. Lemkhen que je vais le demander… Ah ! ça y est, je m’en suis souvenu ! Herbert. Richard Herbert Nounane. Non, mais quelle pluie !

Il bifurqua sur l’avenue Centrale et pensa soudain : qu’est-ce qu’elle a grandi, cette petite ville, au cours des dernières années ! Il y a maintenant de ces gratte-ciel… En voilà encore un qu’on est en train de construire. Qu’est-ce que ça va être ? Ah ! un Luna-park, le meilleur jazz du monde, des variétés et tout ce qu’on veut pour notre glorieuse garnison et nos courageux touristes, surtout les vieux, ainsi que pour les nobles chevaliers de la science… La banlieue, entre-temps, se vide.

Oui, j’aimerais bien savoir comment tout ça va se terminer. À propos, il y a une dizaine d’années, je savais avec exactitude comment ça devait se terminer. Des cordons infranchissables. Une ceinture de terrains vides large de cinquante kilomètres. Des savants, des soldats, et plus personne. Un ulcère affreux, isolé sur le corps de la planète… De plus, tous étaient de cet avis, pas seulement moi. Oh ! les beaux discours qu’on prononçait ! oh ! les magnifiques projets de lois qu’on suggérait !… Tandis que maintenant, je ne me souviens même plus comment cette résolution d’acier s’est soudain transformée en gelée de groseille. « D’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter… » Il me semble que tout a commencé le jour où les stalkers sortirent de la Zone les premières « batteries »… Oui, je crois bien que c’est là que tout a commencé. Surtout quand on a découvert qu’elles se multipliaient. L’ulcère se révélait moins horrible, même plus un ulcère, mais un genre de cave aux trésors… Maintenant plus personne ne sait ce que c’est : un ulcère, une cave aux trésors, une tentation diabolique, une boîte de Pandore ou encore autre chose… On en profite doucement. Ça fait vingt ans qu’ils se crèvent dessus, que des milliards sont gaspillés, mais ils n’ont toujours pas pu monter un cambriolage bien organisé. Chacun fait son petit business, tandis que les savants clament d’un air important : d’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter, parce que l’objet numéro tant, soumis aux rayons X sous un angle de dix-huit degrés émet des électrons quasi calorifiques sous un angle de vingt-deux degrés… Au diable ! De toute façon, je ne vivrai pas la vraie fin…

La voiture roula devant l’hôtel particulier de Charognard Barbridge. À cause de l’averse, toutes les fenêtres étaient allumées, on voyait au premier étage, dans les chambres de la belle Dina, des couples en train de danser. Ou ils avaient commencé aux aurores, ou ils n’arrivaient pas à terminer depuis la veille. C’est une nouvelle mode dans la ville : danser des journées d’affilée. Oui, nous avons élevé des gaillards costauds, résistants et sûrs de leurs intentions…

Nounane arrêta sa voiture devant un immeuble de piètre apparence avec une pancarte peu voyante : « Etude juridique Korch, Korch et Symak. » Il enleva et cacha dans sa poche la « batterie », remonta la capuche de son imperméable, ramassa son chapeau et se jeta à toute vitesse dans l’entrée, passant en flèche devant le concierge plongé dans son journal ; il escalada l’escalier couvert d’un tapis usé, fit résonner ses talons dans le couloir sombre du premier étage, imbibé d’une odeur spécifique dont il avait, en son temps, vainement cherché à identifier la nature, ouvrit toute grande la porte au bout du couloir et entra dans la salle d’attente. À la place de la secrétaire était assis un jeune homme inconnu très basané. Il n’avait pas de veste, les manches de sa chemise étaient remontées. Il fouillait dans les entrailles d’un dispositif électronique extrêmement compliqué installé sur la table à la place de la machine à écrire. Richard Nounane accrocha son imperméable et son chapeau sur un clou, se lissa des deux mains ce qui lui restait de cheveux derrière les oreilles et jeta un regard interrogateur sur le jeune homme. L’autre hocha la tête. Alors Nounane ouvrit la porte du bureau.

M. Lemkhen se leva lourdement d’un grand fauteuil de cuir posé devant une fenêtre aux rideaux tirés. Son visage de général, carré, se couvrit de plis pour mimer un sourire aimable, la désolation à propos du mauvais temps ou une envie d’éternuer difficilement réprimée.

« Eh bien, vous voilà, prononça-t-il lentement. Entrez, installez-vous. »

Nounane chercha du regard où il pouvait s’installer et ne découvrit rien qu’une chaise dure au dossier droit, cachée derrière la table. Il s’assit alors sur la table. Curieusement, son humeur gaie de tout à l’heure disparut et il n’en comprenait pas lui-même la raison. Soudain, il se rendit compte qu’on n’allait pas lui faire de compliments. Plutôt le contraire. Jour de colère, pensa-t-il avec philosophie et il se prépara au pire.

« Vous voulez fumer ? » proposa M. Lemkhen, replongeant dans son fauteuil.

« Merci, je ne fume pas. »

M. Lemkhen hocha la tête comme si les pires de ses pressentiments s’étaient révélés justes, joignit devant son visage le bout de ses dix doigts et contempla pendant un certain temps la figure géométrique ainsi formée.

« Je suppose que nous n’allons pas discuter des affaires juridiques de la maison Mitsubishi Densi », prononça-t-il enfin.

C’était une plaisanterie. Richard Nounane sourit avec empressement et dit :

« Comme vous voudrez ! »

Il était bougrement inconfortable d’être assis sur la table : ses pieds n’atteignaient pas le plancher.

« Malheureusement, je dois vous annoncer, Richard, dit M. Lemkhen, que votre rapport a produit une impression extrêmement favorable en haut lieu.

— Hum… », prononça Nounane. Ça commence, pensa-t-il.

« On a même failli vous donner une décoration, continua M. Lemkhen, mais j’ai proposé d’attendre. Et j’ai bien fait. » Il se détacha enfin de la contemplation de ses dix doigts et lança à Nounane un regard par en dessous. « Vous allez me demander pourquoi j’ai manifesté cette prudence apparemment excessive.

— Je pense que vous aviez vos raisons, dit Nounane d’une voix lasse.

— Oui. Que résultait-il de votre rapport, Richard ? Le groupe Métropole est liquidé. Grâce à vos efforts. Le groupe Verte Fleurette est pris en totalité, la main dans le sac. Brillant travail. Le vôtre également. Les groupes Varr, Quasimodo, Musiciens ambulants et d’autres dont je ne me rappelle pas les noms, se sont liquidés d’eux-mêmes, comprenant qu’ils seraient pris dans un jour ou deux. C’est ainsi que ça s’est passé, c’est confirmé par les recoupements de l’information. Le champ de bataille est déblayé. Il est à vous, Richard. L’adversaire a battu en retraite dans le désordre avec des grandes pertes. Ai-je bien exposé la situation ?

— En tout cas, prononça prudemment Nounane, depuis les trois derniers mois, la fuite du matériel de la Zone par Harmont n’a plus lieu… Tout au moins, selon mes renseignements à moi, ajouta-t-il.

— L’adversaire a battu en retraite, n’est-ce pas ?

— Si vous insistez absolument sur cette expression… Oui.

— Non ! dit M. Lemkhen. Le fait est que cet adversaire ne bat jamais en retraite. Je le sais avec certitude. Vous étant dépêché de nous envoyer un rapport de victoire, Richard, vous avez fait preuve d’immaturité. C’est précisément pour ça que j’ai proposé de retarder votre décoration. »

Qu’elle aille au diable, ta décoration, pensa Nounane, balançant son pied et regardant, maussade, le bout de sa chaussure. Dans mon grenier, sous des toiles d’araignée, voilà où je mettrai tes décorations ! Un moraliste, un éducateur, voyez-vous ça. Je n’ai pas besoin de toi pour savoir à qui j’ai affaire dans cette histoire, je n’ai pas besoin de tes sermons pour savoir quel genre d’adversaire j’ai. Dis plutôt, simplement et clairement : où et comment je me suis trompé… qu’est-ce qu’ils ont encore fabriqué, ces salauds… où ont-ils trouvé des failles, et sans préambule, je ne suis pas un petit morveux de sous-fifre, j’ai plus de cinquante piges et ce n’est pas pour tes décorations que je suis venu ici…

« Qu’avez-vous entendu dire sur la Boule d’or ? » demanda soudain M. Lemkhen.

Seigneur, pensa, agacé, Nounane. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans, la Boule d’or ? Va te faire voir avec tes façons d’aborder le sujet…

« La Boule d’or est une légende », répondit-il d’une voix dépourvue d’inflexions. « Une construction mythique de la Zone, ayant la forme et l’aspect d’une boule d’or, destinée à réaliser les vœux des gens.

— N’importe quels vœux ?

— Selon le texte canonique de la légende, n’importe quels vœux. Cependant, il existe des variantes…

— Bien, prononça M. Lemkhen. Et qu’avez-vous entendu dire à propos de la “mort-lampe” ?

— Il y a huit ans, psalmodia Nounane d’une voix toujours aussi monotone, un stalker du nom de Stephan Norman, surnommé Binoclard, a sorti de la Zone un certain dispositif qui représentait, dans la mesure de nos compétences, un système d’émetteurs de rayons mortels pour les organismes terrestres. Le susnommé Binoclard a proposé ce dispositif à l’Institut. Ils ne sont pas tombés d’accord sur le prix. Binoclard est parti dans la Zone et n’est pas revenu. Personne ne sait où le dispositif se trouve actuellement. Hew du Métropole que vous connaissez, a proposé pour l’avoir toutes les sommes pouvant tenir sur un chèque.

— C’est tout ? demanda M. Lemkhen.

— C’est tout », répondit Nounane. Ostensiblement, il examinait le bureau. Le bureau était ennuyeux, il n’y avait rien à voir.

« Bien, dit M. Lemkhen. Et qu’avez-vous entendu dire au sujet de “l’œil d’écrevisse” ?

— Quel œil ?

— D’écrevisse. Une écrevisse. Vous connaissez ? » M. Lemkhen bougea les doigts comme des ciseaux. « Avec des pinces.

— C’est la première fois que j’en entends parler, dit Nounane, renfrogné.

— Et que savez-vous sur les “serviettes à sonnettes” ? »

Nounane descendit de la table et se posta devant Lemkhen, enfonçant ses mains dans ses poches.

« Je ne sais rien, dit-il. Et vous ?

— Malheureusement, moi non plus, je ne sais rien. Ni sur “l’œil d’écrevisse ni sur les” “serviettes à sonnettes”. Pourtant, ils existent.

— Dans ma Zone ? demanda Nounane.

— Asseyez-vous, asseyez-vous », dit M. Lemkhen, agitant la main. « Notre conversation vient seulement de commencer. »

Nounane contourna la table et s’assit sur la chaise dure au dossier droit.

Où veut-il en venir ? pensait-il fiévreusement. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? On a dû trouver quelque chose dans d’autres Zones, et lui, la vache, il se paye ma tête. Il ne m’a jamais aimé, le vieux crabe, il n’arrive pas à oublier ce poème…

« Continuons notre petit examen », déclara Lemkhen. Il écarta le rideau et regarda par la fenêtre. « Des trombes d’eau, constata-t-il. J’aime. » Il relâcha le rideau, se rejeta dans son fauteuil et, contemplant le plafond, demanda : « Comment va le vieux Barbridge ?

— Barbridge ? Charognard Barbridge est sous surveillance. Infirme, a de l’argent. Aucune liaison avec la Zone. Possède quatre bars, une école de danse et organise des pique-niques pour les officiers de la garnison et les touristes. Sa fille Dina mène une vie dissipée. Son fils Arthur vient de terminer ses études de droit. »

M. Lemkhen hocha la tête, l’air satisfait.

« C’est net, complimenta-t-il. Et que devient Créon le Maltais ?

— Un des rares stalkers encore actifs. Avait été lié avec le groupe Quasimodo, maintenant largue la gratte à l’Institut par mon intermédiaire. Je le laisse en liberté : un jour quelqu’un mordra à l’hameçon. Il est vrai que ces derniers temps il boit beaucoup et je crains qu’il ne tienne pas longtemps.

— Contacts avec Barbridge ?

— Il fait la cour à Dina. Sans succès.

— Très bien, dit M. Lemkhen. Et quoi de neuf sur Shouhart le Rouquin ?

— Il est sorti de prison il y a un mois. A de l’argent. A essayé d’émigrer, mais il… » Nounane se tut. « Bref, il a des ennuis de famille. Pour l’instant, il n’a pas la tête à la Zone.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Ce n’est pas beaucoup, dit M. Lemkhen. Et comment ça va pour Carter le Veinard ?

— Ça fait plusieurs années qu’il n’est plus stalker. Il vend des voitures d’occasion et possède un atelier où on modifie les voitures pour qu’elles marchent sur “batteries”. Quatre enfants. Sa femme est morte il y a un an. Belle-mère. »

Lemkhen hocha la tête.

« Quels stalkers ai-je oubliés ? demanda-t-il, bienveillant.

— Vous avez oublié Jonatan Miles surnommé Cactus. Actuellement il est à l’hôpital où il meurt du cancer. Et vous avez aussi oublié Cirage…

— Oui, c’est vrai, alors, Cirage ?

— Cirage n’a pas changé, dit Nounane. Il a un groupe de trois personnes. Ils passent des semaines dans la Zone. Tout ce qu’ils trouvent, ils le détruisent sur place. Quant à son Association d’anges guerriers, elle n’existe plus.

— Pourquoi ?

— Eh bien, comme vous vous rappelez, les membres de cette association rachetaient la gratte et Cirage la ramenait dans la Zone. Rendons au diable ce qui est au diable. À présent, il n’y a rien à acheter, en plus, le nouveau directeur de la filiale a monté la police contre eux.

— Je vois, dit M. Lemkhen. Et les jeunes ?

— Les jeunes… Ils vont et viennent. Il y a cinq ou six personnes avec un peu d’expérience, mais ces derniers temps ils n’ont pas d’acheteurs, alors ils se sentent déconcertés. Je les apprivoise petit à petit… Je suppose, chef, que le stalkérisme est pratiquement terminé dans ma Zone. Les vieux ne sont plus là, les jeunes ne savent rien, en outre, le prestige du métier n’est plus ce qu’il était. Maintenant, c’est la technique qui progresse : on a des stalkers automatiques.

— Oui, oui, j’en ai entendu parler, dit M. Lemkhen. Cependant, ces automates ne justifient pas encore l’énergie qu’ils consomment. Ou suis-je en train de me tromper ?

— C’est une question de temps. Bientôt ils justifieront ça et autre chose.

— Quand, bientôt ?

— Dans cinq ou six ans… »

M. Lemkhen hocha de nouveau la tête.

« À propos, vous ne devez pas encore être au courant, mais l’adversaire, lui aussi, s’est mis à utiliser des stalkers-automates.

— Dans ma Zone ? demanda Nounane, déconcerté.

— Dans la vôtre aussi. Chez vous ils sont basés à Rexopolis, ils transportent l’équipement par hélicoptères au-dessus des montagnes vers la gorge du Serpent, vers le lac Noir, au pied du pic Bolder…

— Mais c’est la province, dit Nounane, incrédule. C’est vide par là, que peuvent-ils y trouver ?

— Peu de choses, très peu. Mais ils les trouvent. Au demeurant, je vous l’ai dit à titre de renseignement, cela ne vous concerne pas… Dressons le bilan. À Harmont, il ne reste presque plus de stalkers professionnels. Ceux qui restent n’ont pas de rapport avec la Zone. Les jeunes sont déconcertés et commencent à s’apprivoiser. L’adversaire est écrasé, rejeté, il est caché quelque part en train de soigner ses blessures. Il n’y a pas de gratte et même quand il en apparaît, personne ne l’achète. Voilà trois mois qu’il n’y a plus de fuite illégale de matériel en provenance de la Zone de Harmont. C’est bien ça ? »

Nounane se taisait. C’est pour maintenant, pensait-il. C’est maintenant qu’il va m’envoyer au tapis. Mais où est donc ma faille ? Et, apparemment, c’est un gros trou. Allez, vas-y, vieux cornichon ! Ne me fais pas languir…

« Je n’ai pas entendu la réponse », prononça M. Lemkhen et il posa la main sur son oreille ridée et poilue.

« Bon, chef, dit Nounane, maussade. Ça suffit. Vous m’avez assez cuisiné, passons à table. »

M. Lemkhen émit un grognement incertain.

« Vous n’avez rien à me dire », prononça-t-il avec une amertume inattendue. « Vous restez bouche bée devant la direction, alors imaginez ce que j’ai ressenti moi, quand avant-hier… » Il s’interrompit brusquement, se leva et clopina vers le coffre-fort. « Bref, ces deux derniers mois, d’après nos seules informations à nous, l’adversaire a reçu plus de six mille unités de matériel des différentes Zones. » Il s’arrêta devant le coffre-fort, caressa son côté peint et se tourna brusquement vers Nounane. « Ne vous faites pas d’illusions ! hurla-t-il. Les empreintes digitales de Barbridge ! Les empreintes digitales du Maltais ! Les empreintes digitales de Ben le Gros Nez, que vous n’avez même pas jugé utile de mentionner ! Les empreintes digitales de Ben-Galevi le Nasillard et du Nain ! C’est ainsi que vous apprivoisez la jeunesse ! Des “bracelets” ! Des “aiguilles” ! Des “toupies blanches” ! Et, par-dessus le marché, je ne sais quels “yeux d’écrevisse”, “hochets de chienne”, “serviettes à sonnettes” le diable les emporte ! » Il s’interrompit à nouveau, retourna vers son fauteuil, joignit ses doigts et demanda poliment : « Qu’en pensez-vous, Richard ? »

Nounane sortit un mouchoir, s’en essuya le cou et la nuque.

« Je n’en pense rien, siffla-t-il honnêtement. Excusez-moi, chef, mais pour l’instant… Laissez-moi souffler… Barbridge ? Barbridge n’a aucun rapport avec la Zone ! Je suis au courant de chaque pas qu’il fait ! Il organise des beuveries et des pique-niques sur les lacs, ramasse beaucoup d’argent et n’en a pas besoin… Excusez-moi, évidemment, je dis des bêtises, mais je vous assure que je ne perds pas Barbridge de vue depuis qu’il est sorti de l’hôpital…

— Je ne vous retiens plus, dit M. Lemkhen. Je vous donne un délai d’une semaine. Pour présenter vos conclusions sur le sujet suivant : comment le matériel de notre Zone tombe entre les mains de Barbridge… Et de tous les autres. Au revoir ! »

Nounane se leva, salua maladroitement le profil de M. Lemkhen et, essuyant toujours la sueur qui ruisselait de son cou, sortit dans la salle d’attente. Le jeune homme basané fumait, contemplant pensivement le tréfonds de l’appareil électronique éventré. Il jeta un regard distrait sur Nounane ; ses yeux étaient vides, tournés vers l’intérieur.

Richard Nounane enfonça tant bien que mal son chapeau, se fourra l’imperméable sous le bras et sortit. Une chose pareille ne m’était encore jamais arrivée, j’ai l’impression, pensait-il. Ses idées se bousculaient. Ça alors, Ben-Galevi le Gros Nez ! Il a déjà eu le temps de se faire attribuer un surnom… Mais quand ? Un gamin, un petit morveux… Non, ce n’est pas ça… Et toi, vieille vache sans jambes ! Charognard ! Non, mais comment m’as-tu possédé ? Parce que me voilà maintenant sans culotte, le derrière à l’air, comme un gosse… Comment est-ce que ça a pu arriver ? Ça ne pouvait tout simplement pas arriver ! Exactement comme l’autre fois à Singapour, quand on m’a fracassé la gueule contre une table et la nuque contre un mur…

Il monta dans sa voiture et pendant quelque temps, n’y comprenant rien, tâtonna sur le tableau de bord, en cherchant l’allumage. L’eau lui dégoulinait du chapeau sur le pantalon, alors il enleva son couvre-chef et, sans regarder, l’envoya en arrière. L’averse inondait le pare-brise et bizarrement Richard Nounane s’imaginait que c’était précisément à cause de ça qu’il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il devait faire. L’ayant compris, il frappa du poing son front dégarni. Cela lui fit du bien. Il se rappela aussitôt que la clé de contact ne pouvait pas exister et qu’il avait dans la poche une « batterie ». Une batterie éternelle. Il lui fallait donc la tirer de sa poche, qu’elle aille au diable, et l’insérer dans le renfoncement prévu à cet effet, alors il pourrait au moins aller quelque part, loin de cette maison, où ce vieux cornichon l’observait à coup sûr de la fenêtre…

La main de Nounane tenant la « batterie » se figea à mi-chemin. Bon. Au moins, je sais par qui commencer. Eh bien, c’est par lui que je vais commencer. Il ne perd rien pour attendre, c’est certain ! Personne n’avait jamais moins perdu son temps. Et avec quel plaisir je vais procéder. Il brancha les essuie-glaces et fonça le long du boulevard, sans voir quasiment personne devant lui, mais en se calmant quand même peu à peu. Ça ne fait rien. Que ce soit comme à Singapour. Après tout, à Singapour tout à fini par s’arranger… Bon, on lui avait foutu une fois la gueule sur la table, et alors ? Ça aurait pu être pis. Ça aurait pu être pas la gueule, pas la table, mais un truc avec des clous… Bon, ne nous éloignons pas du sujet. Où est-il donc, mon cher petit établissement ? On ne voit fichtrement rien… Ah ! le voilà !

Ce n’était pas l’heure convenable, mais l’établissement Cinq Minutes étincelait de tous ses feux, rivalisant avec le Métropole. En s’ébrouant comme un chien sorti de l’eau, Richard Nounane entra dans le hall brillamment éclairé qui empestait le tabac, le parfum et le champagne aigre. Le vieux Benny, encore sans livrée, était assis devant le zinc placé en biais par rapport à l’entrée et dévorait quelque chose, le poing serré sur la fourchette. En face de lui, sa poitrine monstrueuse disposée parmi les verres vides, trônait Madame ; l’air affligé, elle le regardait manger. Le hall n’était pas encore rangé depuis la soirée de la veille. Quand Nounane entra, Madame tourna immédiatement vers lui son large visage plâtré, d’abord mécontent, fondant ensuite dans un sourire professionnel.

« Oh ! prononça-t-elle d’une voix de basse. On dirait monsieur Nounane en personne ! C’est les fillettes qui vous manquent ? »

Benny continuait à dévorer, il était sourd comme un pot.

« Salut, ma vieille ! répliqua Nounane, en s’approchant. Que ferais-je avec des fillettes quand j’ai devant moi une vraie femme ? »

Benny finit par le remarquer. Le masque horrible, couvert de cicatrices bleues et cramoisies, se tordit avec effort en un sourire accueillant.

« Bonjour, patron ! dit-il dans un râle. Vous venez histoire de vous sécher ? »

En réponse, Nounane sourit et fit un geste de la main. Il n’aimait pas parler avec Benny : il était obligé de crier tout le temps.

« Où est mon gérant, les gars ? demanda-t-il.

— Chez lui, répondit Madame. Demain il faut payer les impôts.

— Ah ! ces impôts ! dit Nounane. Bon. Madame, je vous prierai de me préparer mon verre préféré. Je reviens tout de suite. »

Marchant sans bruit sur un épais tapis synthétique, il longea le couloir, en passant devant les loggias aux rideaux tirés – à côté de chaque loggia le mur était orné d’une fleur peinte différente –, tourna dans une petite impasse peu visible et sans frapper ouvrit une porte tendue de cuir.

Katioucha[2] Gros Os trônait devant une table et examinait dans un petit miroir l’abcès menaçant qu’il avait sur le nez. Il s’en foutait complètement que le lendemain il dût payer ses impôts. Sur la table devant lui, tout ce qu’il y a de plus vide, il y avait un petit pot de pommade au mercure et un verre de liquide transparent. Katioucha Gros Os leva sur Nounane ses yeux injectés de sang et bondit sur ses pieds, laissant tomber le petit miroir. Sans prononcer un mot, Nounane s’assit dans un fauteuil en face et pendant un certain temps dévisagea en silence cette crapule, en l’écoutant marmonner quelque chose sur cette maudite pluie et ses rhumatismes. Puis il dit :

« Ferme donc la porte à clé, mon vieux. »

Gros Os, martelant le plancher de ses pieds plats, courut vers la porte, tourna la clé et revint vers la table. Semblable à une montagne poilue, il dominait Nounane, buvant ses paroles des yeux. Nounane continuait à l’examiner à travers ses paupières légèrement baissées. Puis, sans savoir pourquoi, il se rappela que le vrai prénom de Katioucha Gros Os était Raphaël. Il avait reçu le surnom de Gros Os à cause de ses poings osseux, monstrueux, bleus, rouges et nus, qui émergeaient des poils épais lui couvrant les bras comme des manchettes. C’est lui-même qui se surnommait Katioucha, croyant fermement que c’était le nom traditionnel des grands tsars mongols. Raphaël. Eh bien, Raphaël, commençons.

« Comment ça va ? demanda-t-il tendrement.

— Tout va très bien, boss, répondit rapidement Raphaël Gros Os.

— Tu as étouffé le scandale de la Kommandantur ?

— J’ai déboursé cent cinquante billets. Tout le monde est content.

— Dans ce cas, tu m’en dois cent cinquante, dit Nounane. C’est ta faute, mon vieux. Il fallait surveiller. »

Gros Os se composa un visage malheureux et soumis, écarta ses bras énormes.

« Il faudrait changer le parquet du hall, dit Nounane.

— À vos ordres. »

Nounane se tut quelque temps, faisant la moue.

« La gratte, demanda-t-il en baissant la voix.

— Il y en a un peu, prononça Gros Os en baissant aussi la voix.

— Fais voir. »

Gros Os se précipita vers le coffre-fort, en sortit un paquet, le posa devant Nounane sur la table et le défit. Du doigt, Nounane fouilla dans le petit tas d’« éclaboussures noires », prit un « bracelet », l’examina de tous les côtés et le remit à sa place.

« C’est tout ? demanda-t-il.

— Personne n’apporte plus rien, dit Gros Os, d’un air coupable.

— Personne n’apporte plus rien… », répéta Nounane.

Il visa soigneusement et lança de toutes ses forces le bout de sa chaussure dans le mollet de Gros Os. Gros Os poussa un cri, faillit se pencher pour tâter l’endroit endolori, mais se redressa aussitôt, les bras serrés le long du corps. Alors, Nounane bondit, en rejetant le fauteuil, saisit Gros Os par le col de la chemise et le fit reculer, en lui assenant des coups de pied, en roulant les yeux et chuchotant des jurons. Gémissant, rejetant la tête en arrière comme un cheval qui a peur, Gros Os recula jusqu’à ce qu’il tombât sur le divan.

« Alors, tu travailles pour deux patrons, ordure ? » siffla Nounane, droit dans ses yeux blancs d’épouvante. « Charognard se vautre dans la gratte, et à moi, tu offres des boules dans un bout de papier ? » Il prit son élan et frappa Gros Os au visage, en visant le nez avec son abcès. « Je te ferai pourrir en prison ! Je te ferai vivre dans le fumier… Tu boufferas du pain rassis… Tu regretteras d’être né ! » De nouveau, il frappa à toute volée dans l’abcès. « D’où vient la gratte de Barbridge ? Pourquoi on la lui apporte à lui et pas à toi ? Qui la lui apporte ? Pourquoi je n’en sais rien ? Pour qui travailles-tu, sale porc velu ? Réponds ! »

Gros Os ouvrait et fermait la bouche sans proférer un son. Nounane le relâcha, retourna vers son fauteuil, s’assit et posa les jambes sur la table.

« Alors ? » dit-il.

Gros Os aspira bruyamment le sang qui lui coulait du nez et dit :

« Dieu m’est témoin, boss… Qu’est-ce qui vous prend ? D’où Charognard pourrait-il avoir de la gratte ? Il n’a pas de gratte. De nos jours personne n’a de gratte…

— Tu vas peut-être me contredire ? » demanda tendrement Nounane, remettant les pieds par terre.

« Mais non, boss… Dieu m’est témoin…, se hâta de dire Gros Os. Que je crève sur place ! Qui parle de contredire ! Je n’y pense même pas…

— Je vais te foutre à la porte », prononça Nounane, lugubre. « Tu ne sais pas travailler. Que veux-tu que je fiche de toi comme tu es ? J’en aurai dix comme toi pour vingt-cinq billets. Dans cette affaire, j’ai besoin d’un vrai homme.

— Attendez, boss », dit Gros Os, plein de bon sens, en s’essuyant le nez et en se tachant de sang tout le visage. « Pourquoi vous jeter sur moi comme ça, sans rien expliquer ?… Tâchons d’y voir clair, quand même. » Il se tâta prudemment l’abcès sur le nez. « Vous dites que Barbridge a beaucoup de gratte ? Je ne suis pas au courant. Je m’excuse, naturellement, mais quelqu’un vous a menti. À présent personne n’en a. Il n’y a plus que des morveux qui vont dans la Zone, mais eux, ils n’en reviennent pas. Non, boss, quelqu’un vous a raconté des salades… »

Nounane le surveillait d’un regard en biais. Effectivement, Gros Os paraissait tout ignorer. D’ailleurs, quel intérêt aurait-il à mentir ? Avec Barbridge on ne gagne pas beaucoup.

« Ses pique-niques, ça rapporte ? demanda-t-il.

— Ses pique-niques ? Pas tellement. On ne peut pas dire qu’il y ramasse le fric à la pelle… Parce que maintenant il ne reste plus d’affaires intéressantes dans la ville…

— Où ont-ils lieu, ces pique-niques ?

— Où ? Dans des endroits différents. Au pied de la montagne Blanche, sur les sources Chaudes, près des lacs Irisés…

— Qui sont ses clients ?

— Ses clients ? » Gros Os renifla, cilla, et déclara d’un ton confidentiel : « Si vous avez envie de monter la même affaire, boss, je vous le déconseille. Vous ne pourrez rien contre Charognard.

— Pourquoi donc ?

— Les clients de Charognard sont : des casques bleus – un. » Gros Os fermait les doigts. « Des officiers de la Kommandantur – deux. Des touristes du Métropole, du Lys blanc, du Visiteur – trois. De plus, il a déjà monté sa publicité. Les gars d’ici viennent aussi chez lui… C’est vrai, boss, il ne faut pas y toucher. Il nous paye des filles régulièrement, pas beaucoup, mais…

— Ceux d’ici vont aussi chez lui ?

— Surtout les jeunes.

— Et que font-ils pendant ces pique-niques ?

— Que font-ils ? Bon. On y va en cars. Sur place, il y a déjà des tentes, un buffet, de la musique… Chacun se distrait comme il veut. Les officiers surtout avec des filles, les touristes foncent regarder la Zone, parce que si c’est sur les sources Chaudes, la Zone est à deux pas, droit par la gorge de Soufre… Charognard y avait dispersé des os de chevaux, alors ils les regardent avec des jumelles…

— Et les habitants locaux ?

— Les habitants locaux… Évidemment, ça ne les intéresse pas… Ils s’amusent comme ils peuvent…

— Et Barbridge ?

— Mais quoi, Barbridge ? Barbridge est comme tout le monde…

— Et toi ?

— Quoi, moi ? Moi, je suis comme les autres. Je veille à ce qu’on ne m’abîme pas les filles, et… c’est-à-dire… Bref, comme tout le monde.

— Et combien de temps durent-ils, ces pique-niques ?

— Ça dépend. Parfois trois jours, parfois toute une semaine.

— Et combien ça coûte, ce plaisir ? » demanda Nounane, la tête complètement ailleurs. Gros Os répondit quelque chose, mais Nounane ne l’entendit pas. La voilà, ma faille, pensait-il. Quelques jours… quelques nuits… Dans ces conditions il est simplement exclu de surveiller Barbridge, même si tu n’as que ça comme objectif. Et cependant, ça reste incompréhensible. Il est cul-de-jatte, et par là, c’est les gorges des montagnes… Non, il doit y avoir autre chose…

« Qui, des habitants locaux, y va régulièrement ?

— Qui des habitants locaux ? C’est ce que j’ai dit : surtout les jeunes. Galevi, Rajba… Zapfa le Poussin… Parfois le Maltais. Une joyeuse compagnie. Ils appellent ça l’“école du dimanche” Alors, disent-ils, on va à l’“école du dimanche” ? Ils y vont surtout pour les touristes âgées, et ils gagnent pas mal. Mettons, une vieille débarque d’Europe…

— L’“école du dimanche” », répéta Nounane.

Une idée étrange surgit soudain dans son esprit.

École. Il se leva.

« Bon, dit-il. Oublions les pique-niques. Ce n’est pas pour nous. Mais sache une chose : Charognard a de la gratte, et ça, c’est notre affaire, mon vieux. Nous ne pouvons absolument pas laisser ça comme ça. Cherche, Gros Os, cherche, sinon je te fous dehors. D’où il prend cette gratte, qui la lui livre, renseigne-toi sur tout et propose vingt pour cent de plus que lui. Compris ?

— Compris, boss. » Gros Os était déjà debout, les bras serrés le long du corps, sa gueule barbouillée exprimant le dévouement.

« Et grouille-toi ! Fais travailler ta caboche, animal ! » hurla soudain Nounane, et il sortit.

Il réintégra le hall, avala rapidement son apéritif, conversa avec Madame de la dégradation des mœurs, fit allusion à ce que dans peu de temps il se préparait à agrandir l’établissement et, en baissant la voix pour paraître plus significatif, demanda conseil à propos de Benny qui devenait vieux, qui n’entendait plus, dont les réactions n’étaient plus ce qu’elles étaient, qu’il n’arrivait plus à travailler comme autrefois… Il était déjà six heures, il avait faim, mais une petite pensée inattendue vrillait toujours son cerveau, elle y tournait toujours, cette petite pensée qui ne rimait à rien et qui, en même temps, expliquait beaucoup de choses. Au demeurant, certains points étaient déjà éclaircis ; le côté mystique de cette affaire, irritant et effrayant, avait déjà disparu, il ne restait que le mécontentement de soi-même, de n’avoir pas pensé plus tôt à cette possibilité. Pourtant, ce n’était pas ça, l’essentiel. L’essentiel résidait dans cette petite idée qui tournait, qui tournait toujours dans sa tête et ne le laissait pas en paix.

Ayant salué Madame et serré la main de Benny, Nounane se dirigea directement vers le Bortch. Tout le malheur est dans le fait que nous ne voyons pas les années passer, pensait-il. Non, les années, c’est de la foutaise, nous ne remarquons pas les changements. Dès l’enfance, on nous apprend que tout change, nous avons vu tout changer plusieurs fois et cependant, nous sommes parfaitement incapables de saisir le moment où le changement en question se produit. Ou nous cherchons ce changement au mauvais endroit. Voilà que de nouveaux stalkers équipés par la cybernétique sont apparus. Le vieux stalker était un homme sale, maussade qui, obstiné comme une bête, rampait sur le ventre dans la Zone, millimètre par millimètre, pour gagner de l’argent. Le nouveau stalker, c’est un dandy avec une cravate, un ingénieur, installé à un bon kilomètre de la Zone, cigarette entre les dents, verre de remontant près du coude, en train de surveiller des écrans. Un gentleman salarié. Le tableau est très logique. Tellement logique que les autres possibilités ne viennent tout simplement pas à l’esprit. Cependant, elles existent. L’« école du dimanche », par exemple.

Et soudain, apparemment sans raison aucune, il sentit le désespoir l’envahir. Tout était inutile. Tout était vain. Mon Dieu, pensa-t-il, nous n’arriverons à rien ! Nous ne pourrons ni rattraper, ni arrêter les choses ! Personne n’aura assez de force pour maintenir cette pâte qui monte, pensa-t-il, horrifié. Non que nous travaillions mal. Non qu’ils soient plus rusés et plus malins que nous. Simplement, notre monde est ainsi. Et dans notre monde l’homme est ainsi. S’il n’y avait pas eu de Visite, il y aurait eu quelque chose d’autre. Un cochon trouvera toujours de la boue…

Le Bortch était brillamment éclairé, il dégageait une odeur savoureuse. Le Bortch aussi avait changé : plus de danses, plus de rigolades. Cirage n’y vient plus, il le dédaigne, Redrick Shouhart aussi a dû fourrer son nez couvert de taches de rousseur, faire la grimace et s’en aller. Ernest est encore en prison, c’est sa vieille qui gère les affaires. Enfin elle a obtenu ce qu’elle voulait tant : une clientèle sérieuse, stable, tout l’Institut y vient déjeuner, même des officiers supérieurs : des compartiments confortables, de la bonne cuisine, pas chère, la bière toujours fraîche. Une bonne vieille auberge.

Dans un des compartiments Nounane vit Valentin Pilman. Le prix Nobel était assis devant une tasse de café et lisait un magazine plié en deux. Nounane s’approcha.

« Vous permettez que je m’installe en voisin ? » demanda-t-il.

Valentin leva sur lui ses lunettes noires.

« Ah ! dit-il. Je vous en prie.

— Une minute, je vais juste me laver les mains », dit Nounane, se rappelant subitement l’abcès.

Ici, on le connaissait bien. Lorsqu’il revint et s’installa en face de Valentin, il y avait déjà sur la table un réchaud à braise avec du churasco fumant et une haute chope de bière, ni froide ni tiède, juste comme il l’aimait. Valentin posa le magazine à côté et but une gorgée de café.

« Écoutez, Valentin », dit Nounane, en coupant un morceau de viande. « À votre avis, comment tout ça va-t-il se terminer ?

— De quoi parlez-vous ?

— La Visite, la Zone, les stalkers, les complexes militaro-industriels, tout ça… Comment ça peut-il se terminer ? »

Valentin le regarda longtemps de ses verres noirs aveugles. Puis il alluma une cigarette et dit :

« Pour qui ? Concrétisez.

— Mettons, pour notre partie de la planète.

— Cela dépend de la chance que nous aurons ou pas, dit Valentin. À présent, nous savons que pour notre partie de la planète la Visite n’a pas eu, pour ainsi dire, de conséquences. Bien sûr, il n’est pas exclu qu’en tirant à l’aveuglette les marrons du feu nous finissions par en tirer quelque chose qui rendrait la vie impossible non seulement chez nous, mais sur toute la planète. Ce serait alors de la malchance. » Il chassa la fumée de la main et sourit. « Voyez-vous, ça fait longtemps que j’ai perdu l’habitude de parler de l’humanité en général. L’humanité en général est un système trop stationnaire, rien ne lui fait rien.

— Vous croyez ? prononça Nounane, déçu. Eh bien, c’est peut-être vrai…